L’avocat et professeur de droit Xavier Oberson suit de très près le débat naissant sur la fiscalité des robots. «Le Temps» a fait des suppositions en sa compagnie
(16/10/16)
Imposer les robots? Xavier Oberson se passionne pour la question. «Le Temps» a rencontré l’avocat fiscaliste et professeur de droit à Genève, au quatrième étage de l’immeuble occupé par son étude, Oberson Abels. Entre hypothèses, espoirs et suppositions, une conviction: il faudra bien compenser les pertes d’emplois que va provoquer le développement de l’intelligence artificielle.
Le Temps: Vous travaillez avec Ross, ce robot qui épluche les dossiers et les cas de jurisprudence à la place des avocats stagiaires?
Xavier Oberson: Non, pas encore. Mais ce n’est pas à exclure, un jour ou l’autre. C’est en tout cas une preuve que l’arrivée des robots et de l’intelligence artificielle concerne tous les domaines d’activité, pas seulement les usines de montage, comme on aime à se l’imaginer.
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– Certains disent que les pertes d’emplois vont être immenses. D’autres affirment que la robotisation va en créer de nouveaux. Vous penchez pour quel scénario?
– Plutôt pour le premier. Il est vraisemblable que la robotisation créera de nouveaux métiers. Cela dit, il est également possible que le nombre d’emplois qui seront perdus sera supérieur. Les chiffres évoqués parfois paraissent considérables. Contrairement aux précédentes révolutions industrielles, les nouveaux outils de l’intelligence artificielle, les robots, ont des compétences très étendues, apprennent, et sont ainsi capables de progresser d’eux-mêmes. Qui sait, peut-être certains robots vont peu à peu gravir les échelons de la hiérarchie. Il semble que nous sommes vraiment en train de franchir un seuil.
– Donc?
– Donc le nombre d’emplois remplacés par un robot à un moment donné n’est pas fixe. Ce nombre pourrait augmenter rapidement, au fur et à mesure de la progression des machines.
– Que pensez-vous de la réflexion lancée par le Parlement européen pour changer le statut juridique des robots?
– C’est une question très intéressante. Elle doit être débattue. De mon côté, je me documente beaucoup sur le sujet et j’envisage d’y consacrer une étude scientifique.
– Le débat est-il plus avancé aux Etats-Unis?
– Etonnamment, non. Des spécialistes étudient bien sûr cette question, mais à ma connaissance, aucune étude n’a été développée ou publiée. Et au niveau politique, le débat n’existe pas.
– Pourquoi faudrait-il taxer les robots?
– Un argument en faveur de l’imposition réside dans le fait que le robot remplace un être humain. Il prend une ou plusieurs places de travail. Dans cette optique, le robot n’est-il pas le reflet d’une forme nouvelle de capacité contributive? Il y a des décennies, on a créé également de toutes pièces la notion de personne morales, qui a également été considérée comme détentrice d’une capacité contributive soumise à son propre impôt, l’impôt sur les sociétés. C’est d’ailleurs la grande réflexion fiscale du moment en Suisse, dans le cadre de la troisième réforme de l’imposition des entreprises (RIE III).
– En quoi la fiscalité des robots peut-elle être comparée à celle des personnes morales?
– Au XIXe siècle, à l’époque des grands conglomérats, l’une des idées derrière la création d’un statut de personne morale était de favoriser la prise de risque, en limitant la responsabilité des propriétaires du capital. Ensuite seulement, l’idée de taxer les sociétés a suivi. Dans le même sens, le robot, dès lors qu’il disposerait d’une forme nouvelle, «virtuelle», de personnalité, pourrait aussi, par la suite, être assujetti à l’impôt.
– Vous donnez l’impression d’être favorable à la fiscalité des «personnes électroniques».
– Je pense en tout cas qu’il convient d’étudier la question. En effet, encore une fois, la révolution qui se profile est sans précédents. Si l’on doit tabler sur d’importantes pertes d’emplois, cela implique également des pertes de recettes fiscales, de cotisations sociales et d’éventuels besoins supplémentaires de financement.
– Mais taxer les robots, c’est taxer une deuxième fois les entreprises…
– C’est bien sûr un problème à prendre en considération. On taxerait ce qui représente un investissement pour les entreprises. Mais on ne peut pas se limiter à ce seul argument. Imaginons par exemple qu’une entreprise remplace 50 personnes par 10 robots. Les personnes licenciées ne paient alors plus d’impôts sur le revenu. Elles et leur employeur ne cotisent plus à l’assurance chômage ni à l’AVS. Economiquement, ce n’est pas viable, si les prévisions de pertes d’emplois qui ont été avancées se réalisent. En ce sens, l’introduction d’une fiscalité pour les robots est défendable.
– D’un autre côté, un robot n’est pas malade, pas au chômage et ne sera jamais rentier.
– C’est vrai. Mais si un seul robot remplace dix travailleurs, il y a quand même un déséquilibre. A moins que les robots ne décuplent les places de travail disponibles. Mais l’on semble s’orienter dans la direction opposée.
– Emettons des suppositions. Comment voudriez-vous voir s’articuler l’imposition des robots?
– Les recettes pourraient, d’une part, servir à financer les assurances sociales et, d’autre part – c’est important je pense, à financer l’encouragement à l’innovation, à la formation et à la pratique d’activité créative et culturelle. Dit de manière crue, il faudra bien occuper les gens sans emploi!
– Ne faudrait-il pas échelonner les niveaux de taxation, en fonction du profil desdites personnes électroniques?
– On pourrait y réfléchir, par exemple en analysant les capacités des machines par rapport à un être humain. Ou, plus généralement, en se référant à leur niveau de sophistication. Mais sur ce point, on s’avance assurément vers d’importantes difficultés pratiques.
– L’autre question épineuse, c’est de savoir à partir de quand une machine est un robot.
– On pourrait la qualifier comme telle à partir du moment où elle remplace un travailleur. En tout cas, l’enjeu central est de pouvoir la comparer à un employé.
– Concrètement, comment instaurer une nouvelle fiscalité dédiée aux robots?
– Sous l’angle juridique, il faudrait d’abord instaurer une nouvelle forme de personnalité morale «virtuelle». Ensuite, on pourrait dessiner un type spécifique d’imposition.
– Cela serait moins aisé, d’un point de vue politique.
– Evidemment. Il faudra aussi tabler sur un contre-argument très fort, qui est de dire que puisque l’on taxe les robots, on les rend plus chers. Donc on freine l’innovation et la capacité des entreprises à améliorer leur productivité, donc à créer de la richesse.
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– Pour l’instant, assiste-t-on à un débat gauche-droite sur ce sujet?
– A mon avis, non. L’intelligence artificielle est une question qui va bien au-delà des clivages politiques et qui remet en cause la place de l’individu dans la société.
– Il est pourtant question de pertes d’emplois, d’impôts…
– On pourrait comparer cette question à celle de la fiscalité écologique. Elle non plus n’est pas politiquement polarisée. Taxer la pollution, consiste à faire supporter les coûts environnementaux aux pollueurs, donc rétablir un équilibre de marché.
– Qui pourraient être les pionniers de cette nouvelle fiscalité. L’Union Européenne?
– Cette taxe a un côté utopique, un peu comme la taxe Tobin, qui permettrait de mieux redistribuer les richesses. Mais l’on fait face ici à une question de concurrence internationale. Quel Etat ou région va se décider à instaurer une telle taxe avant les autres, avec le risque que les entreprises investissent ailleurs?
– Peut-on déjà imaginer que des entreprises fassent de l’optimisation fiscale?
– Il faudrait qu’elles domicilient leurs robots à Monaco! (rires)
– Pourquoi cette question n’est-elle pas, ou pas encore, politiquement débattue?
– Peut-être parce que, concrètement, on n’a pas encore assisté à un exemple frappant l’opinion, par exemple, l’arrivée de robots qui conduiraient directement et d’un seul coup à la suppression de dizaines ou de centaines d’emplois, voire à une entreprise qui se séparerait de tous ses employés pour les remplacer par des machines.
– Ou Uber qui remplace ses chauffeurs pas des voitures autonomes?
– Exactement! Mais à ce moment-là, il sera peut-être trop tard. Le rôle et la responsabilité des robots dans notre société sont une question qui ne peut plus être occultée. Il faut y réfléchir aujourd’hui!
– Jusqu’à quel stade les robots progresseront-ils?
– C’est difficile à savoir aujourd’hui. On pourrait imaginer qu’un robot refuse de payer ses impôts (rires). Ou un robot qui viendrait au tribunal plaider la cause des autres robots. Ou même, pourquoi pas, un robot fraudeur fiscal!
Servan Peca